Lettre au capitaine Butler
(L’empereur Xianfeng est en fuite. Il a abandonné Pékin aux troupesanglo-françaises qui, le 6 octobre 1860, envahissent sa résidenced’été, d’une beauté exceptionnelle, la saccagent, la dévastent. Cepillage, qui marquera la seconde guerre de l’opium, indigne certainstémoins occidentaux. Victor Hugo, lui, ne connaît cette « merveille dumonde » qu’à travers le récit des voyageurs, mais, d’emblée, il prendle parti des civilisés, les Chinois, contre les barbares.)
Hauteville House, 25 novembre 1861
Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l’expédition de Chine. Voustrouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bonpour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l’expéditionde Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et del’empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France etl’Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantitéd’approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise etfrançaise.
Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :
ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cettemerveille s’appelait le Palais d’été. L’art a deux principes, l’Idéequi produit l’art européen, et la Chimère qui produit l’art oriental.Le Palais d’été était à l’art chimérique ce que le Parthénon est àl’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuplepresque extra-humain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, uneœuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère,si la chimère peut avoir un modèle.
Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chosecomme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d’été. Bâtissez unsonge avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine,charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le desoie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y desdieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le,fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètesles mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, desbassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, despaons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de lafantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était làce monument. Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deuxgénérations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait étébâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples. Car ce que fait letemps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes,connaissaient le Palais d’été ; Voltaire en parle. On disait : leParthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome,Notre-Dame à Paris, le Palais d’été en Orient. Si on ne le voyait pas,on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre inconnuentrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouettede la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe.www.revefrance.com
Cette merveille a disparu.www.revefrance.com
Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d’été. L’un apillé, l’autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à cequ’il paraît. Une dévastation en grand du Palais d’été s’est faite decompte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela lenom d’Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Cequ’on avait fait au Parthénon, on l’a fait au Palais d’été, pluscomplètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésorsde toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce splendide etformidable musée de l’orient. Il n’y avait pas seulement là deschefs-d’œuvre d’art, il y avait un entassement d’orfèvreries. Grandexploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ceque voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe,bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deuxbandits.www.revefrance.com
Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, lesChinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait à labarbarie.
Devant l’histoire, l’un des deux bandits s’appellera la France,l’autre s’appellera Angleterre. Mais je proteste, et je vous remerciede m’en donner l’occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pasla faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefoisdes bandits, les peuples jamais.
L’empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étaleaujourd’hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendidebric-à-brac du Palais d’été.
J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.
En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.
Telle est, monsieur, la quantité d’approbation que je donne à l’expédition de Chine.
In English as follows:
"Sir, you ask me what I think of the expedition to China. You must feel that it was praiseworthy, well done. You are very polite, putting a high premium upon my feelings. In your opinion, the expedition, performed under the joint banner of Queen Victoria and Emperor Napoleon, was nothing short of a British-French glory. Therefore, you would like to know to what extent I appreciate this glory."
Since you ask, I will answer as follows:
In a corner of the world there existed a man-made miracle — the Winter Palace. Art has two sources: one, an ideal, whence has come European art; two, fancy, whence has issued Oriental art. The Winter Palace belongs in the art of fancy. The Winter Palace, indeed, was the crystalisation of all of the art that an almost superman race could have fancied. The Winter Palace was a hugescale prototype of fancy if fancy can have a prototype. If only you can imagine an ineffable architectural structure, like a palace in the moon, a fairyland, that is the Winter Palace. If you can imagine a treasure-island, a pool of human perceptive power, expressed in the concrete form of palaces and temples, that is the Winter Palace. It took two generations of manpower to create the Winter Palace, which subsequently went through improvement and perfection over several centuries. For whom was the Winter Palace built, after all? Eventually, for the people. Because as time passes by, all that the people has made remains in the possession of mankind. Great artists, poets, philosophers — they all knew about the Winter Palace. Voltaire (Francois Marie Arouet)once talked about it. Many people at different times compared the Winter Palace to the Parthenon, the Pyramids, the Arena, the Notre Dame. If they could not see the Winter Palace with their own eyes, they could dream about it — as if in the gloaming they saw a breath-taking masterpiece of art as they had never known before — as if there above the horizon of European civilization was towering the silhouette of Asian civilization.
Now, the miracle is no more! One day, two pirates broke into it. One of them went plundering; the other set every building and everything in it all abaze! Judging by what they did, we know that the victors could degenerate into robbers. The two of them fell to dividing between themselves the spoils. What meritorious feats they had done! What a heaven-sent bonanza! One stuffed his pockets full to overflowing; the other filled in his trunck chockfull. Then, hand in hand they made off, guffawing gloatingly. This episode reflects the history of the two brigands.
Standing before the tribunal of history is one brigand named France and the other named Great Britain. Against both I protest. Incidentally, I must thank you for giving me the opportunity to make this accusation. The rulers commit crimes but the ruled do not. The government becomes a robber, but the people will never.
France has gained a large portion of the spoils. Now, quite naively, she thinks herself the rightful owner of the property, and she is displaying the riches of the Winter Palace! I can only hope that there will come one day when France will disburden herself of the heavy load on her conscience and cleanse herself of the crime by returning to China all the spoils taken from the Winter Palace.
Sir, such is my eulogy of the expedition to China.